Aucune vie n’est banale. À entendre ce qui se disait de toi cet après-midi du 7 novembre 2025 où nous étions tous réunis pour te souhaiter un très bon dernier voyage, ces quelques mots semblaient écrits pour parler de la tienne. Et à vrai dire, ce n’est pas d’une vie mais de plusieurs vies dont témoignaient les images projetées sur l’écran ou défilaient, en vrac, beaucoup des visages, des âges et des situations qui ont marqué les 98 années de ton long voyage terrestre.
Reprenons-en ici le fil, dans un ordre plus chronologique… D’abord les débuts dans la vie du trop beau bébé posé sur les draperies savamment disposées par l’un de ces photographes comme on en trouvait dans toutes les petites villes, en l’année 1927 qui t’a vu naître. Un bébé devenu le grand jeune homme timide qui posait près de sa mère et de sa mère et sa soeur sur une plage du nord, après avoir été le petit garçon au trèfle à quatre feuilles collé sur le nez qui serrait précieusement un petit chat noir entre ses bras…
Ces images d’un autrefois capté en noir et blanc venaient se glisser parmi toutes les autres - celles où se racontaient en couleur tes deux vies. Premièrement celle qu’à vingt ans, tu avais décidé de te choisir contre vents et marées (déjà!)… Une existence que pendant 30 ans tu as remplie de plans …qui n’étaient pas sur la comète : une vie d’architecte synonyme de créativité, de liberté mais surtout de travail acharné !
Cela valait bien quelques sacrifices, même si nous, tes trois enfants, aurions sûrement préféré un père moins laborieux… et plus présent! Mais on ne peut pas tout avoir, et nous commencions déjà à comprendre qu’il faudrait apprendre à faire avec ce père peu ordinaire, qui manquait à l’appel à coup sûr, mais qui savait nous faire sentir le caractère précieux, et rare ( à prendre dans les deux sens du mot !) de n’importe laquelle des journées passées avec lui…
Ces images de ta première vie auraient dû faire de l’écran devant lequel patientait ton cercueil une célébration de tes talents d’architecte… Mais elle ont vite cédé le pas à une avalanche de photos toutes plus surprenantes les unes que les autres : de beaux bateaux, des voyages en mer, des escales en pays tropicaux, une maison dans laquelle les fenêtres devenaient des murs ajourés ouverts aux alizés, un « carbet » mieux ventilé encore où tu avais momentanément posé l’ancre pendant que se construisait la maison créole que tu avais dessinée pour ta seconde vie…
Cette vie d’aventure, tu l’as programmé avec autant de soin et de détermination que celle de l’architecte, avec laquelle elle ne semblait pas avoir grand chose à voir. Pourtant il y avait eu quelques signes avant-coureurs - deux ou trois petits bateaux étaient déjà apparus sur l’horizon ! Mais rien qui permette d’imaginer l’intégral largage des amarres qui, à cinquante ans, t’a fait traverser les océans comme un jeunot sur un ketch de 14 m que tu avais équipé pour y vivre le reste de tes jours. Le Mashbalag, un magnifique deux-mâts sur lequel nous avons eu la chance de naviguer quelque temps avec toi, avant que tu ne décides de prendre le large pour de bon…
Tu avais d’abord imaginé aller jusqu’aux Marquises, où ton rêve aurait rejoint celui du grand Jacques Brel que tu admirais à la fois comme chanteur et comme marin. Et si tu t’es arrêté à mi-chemin, c’est sûrement pour les raisons qui, depuis le début, ont fait de toi un incorrigible séducteur! Mais sans doute aussi que pour l’architecte le goût de l’aventure ne passait pas seulement par le bateau … La Guyanne où tu as tant aimé vivre a réconcilié la navigation et le dessin auquel tu as recommencé à plancher après plus de 30 ans de retraite! Trente ans pendant lesquels tu nous a régulièrement conviés à des périples caraïbéens inoubliables sur l’Avel Mad - des croisières assaisonnées d’aventures qui n’ont pas toujours été de tout repos mais qui n’ont jamais manqué …de sel !
La conclusion de ces vies entremêlées, on la trouve à Noirmoutiers, dans une maison où tu apparaissais chaque été pour éviter la saison des pluies équatoriales. Cela t’a aussi permis de partager enfin de longs moments avec ta famille, au bord d’une plage bien sûr, puisqu’en bon « poisson » tu disais ne pas pouvoir rester trop longtemps loin de l’eau…
Ton très long voyage s’est donc terminé de ce côté-ci de l’atlantique. À La Bernerie lors des réunions de famille qui avaient régulièrement lieu dans la belle maison que tu avais dessinée pour Brigitte et François-Marie. Et à Pornic dans la Résidence Senior où tu t’étais installé en arrivant de Guyanne il y quatre ans… Tu y avais repris à plein temps tes activités de grand charmeur avec enfants, petits-enfants, arrière petits-enfants et amis de passage - gourmand de la vie comme tu l’étais, et gourmand tout court : ah! les gâteaux au chocolat de Sylvia! la brioche faite maison de Violaine… et le foie gras du vendredi soir !
Quant aux membres du personnel ils étaient sous le charme aussi. Pour ceux qui t’interrogeaient sur les nombreuses photos dont tu étais entouré, tu as commencé à raconter les plus marquantes de tes aventures, avec l’humour qui te caractérisait et sans la moindre vantardise : dans le simple plaisir de les revivre en les évoquant pour eux. Non seulement tu a tissé avec eux des liens affectueux, mais tu les a fait rêver, comme tu a fait rêver tous ceux qui t’ont approché. Ne disais-tu pas toi-même que ce que tu avais vécu était si riche, si bien rempli, que tu n’avais aucun regret de devoir bientôt partir ?
La sagesse au moment du grand départ, ce n’est pas rien ! Et si tu n’étais pas prolixe de conseils, tu as su me dire un jour exactement ce que j’avais besoin d’entendre : « Vois le côté positif, prends ce qui est bon ». Ce pragmatisme et cet optimisme ont été tes plus grandes qualités. Elles t’ont permis de surmonter les difficultés, les déceptions et les chagrins dont ta vie n’a pas manqué, sans que tu renonces jamais à tes rêves, et encore moins à leur réalisation. Tu disais même que sans les épreuves que tu avais traversées dans ta jeunesse, tu n’aurais pas eu la force de mettre en oeuvre tes projets..
Et un jour que je te posais cette question : « Qui sait si au moment de la mort nous n’aurons pas une très bonne surprise? », je t’entends encore: « Mais peux-tu m’assurer que je serai encore René Deknuydt ? ». Ce que je t’ai répondu ne t’a pas impressionné : « Non, sans doute pas … », mais moi, déjà sidérée par ta question, je l’ai été encore plus en entendant : « Alors ça ne m’intéresse pas! ».
Ça ne t’intéressait pas… Tu assumais si complètement la longue traversée que tu avais faite sur cette terre dans la peau de l’architecte, du séducteur, du travailleur acharné, du grand bâtisseur, du navigateur, de l’aventurier, du capitaine à bord, du père retrouvé et de l’inspirateur que rien - pas même une excellente surprise après la mort - n’aurais pu te donner l’envie d’autre chose !
Mon cher père, ce qui me frappe aujourd’hui que je t’écris cette page, c’est la grande cohérence qui existe entre cette réponse et les derniers mots, positifs comme toujours, que tu as prononcés avant ton appareillage final. Deux mots très simples qui disent tout de la pudeur et de la discrétion qui, même aux pires moments, t’empêchaient de te plaindre, comme de la certitude où tu étais d’avoir vécu tout ce que tu avais à vivre : « Ça va, ça va, ça va… ».
On ne peut, tous, que se souhaiter un tel départ!
Ta fille, Catherine